13

Duane attendit que Janet se fût enfermée dans la salle de bains pour consulter l’écran à plasma de son pockuter, la nouvelle gamme d’ordinateurs portables qui, comme leur nom l’indiquait, tenaient dans une poche. Il commanda plusieurs agrandissements successifs de la carte de Mangalore.

Le point bleu clignotait dans une rue du quartier du vieux port. Il poussa un soupir de soulagement. A l’aube, la balise avait cessé d’émettre, et il avait perdu tout contact avec le groupe d’Uttara Poodhyay. Il avait passé une bonne partie de la journée à essayer de remonter la piste dans les rues de Mangalore, mais l’omniprésence militaire et policière avait provoqué des embouteillages monstres et compliqué les recherches.

Il composa le code de l’une de ses cartes bancaires pour accéder au logiciel de surveillance satellitaire, le Space Eyes, en théorie réservé aux militaires de l’OTAN mais piraté et commercialisé depuis déjà deux ans. Le coût de la communication s’afficha sur la fenêtre : sept cent cinquante dollars, un tarif prohibitif qui n’empêchait pas un nombre croissant d’entreprises et de particuliers de recourir aux services de ces Yeux de l’Espace. Le Pentagone avait d’abord remué cieux et réseaux pour mettre fin à cette violation caractérisée du secret militaire. Puis, après avoir débusqué les pirates, l’armée américaine avait rapidement compris le potentiel économique de ce logiciel et en avait elle-même orchestré l’exploitation. Elle en retirait un double avantage : un afflux non négligeable de devises et, surtout, un contrôle total des images diffusées par le logiciel sur le réseau.

En tant qu’ancien agent des services secrets américains, Duane était parfaitement conscient que les images retransmises par Space Eyes défileraient en simultané sur les écrans de contrôle des techniciens du Pentagone. Mais il savait également qu’une vue nocturne du vieux port de Mangalore ne suffirait pas à éveiller leur curiosité. Pour eux, il ne serait qu’un mari jaloux qui recherchait sa femme, un agent immobilier qui passait au crible la côte d’Oman ou un vieil original prêt à dépenser sept cent cinquante dollars pour jouer les voyeurs dans une lointaine ville au nom exotique.

Une image s’afficha peu à peu sur l’écran. Les lignes figées d’un palier et la forme claire d’une petite femme. D’une fillette, plus exactement.

« Pourquoi est-ce que tu m’as emmenée dans ce trou ? »

Duane éteignit précipitamment le pockuter, le referma et le glissa dans la poche de sa tunique. Janet sortait de la salle de bains, une serviette enroulée autour de la tête, une deuxième nouée sur la poitrine.

« Mangalore n’a vraiment aucun intérêt », poursuivit-elle.

Elle s’assit sur le lit et commença à bourrer un chillum de bhang  – feuilles et fleurs de marijuana.

«J’avais envie de voir la mer d’Oman », répondit Duane.

Elle suspendit ses gestes pour lui décocher un regard exaspéré.

« Faudrait un jour que tu apprennes à grandir... »

Il ne savait ce qu’il détestait le plus chez elle. Ou cette espèce de psychologie de bazar qu’elle appliquait à toute heure du jour et de la nuit comme elle gavait de médicaments les miséreux indiens. Ou son mépris pour tout ce qui ne venait pas d’Australie. Ou son manque déprimant de sensualité. Elle avait été utile en son temps – on se méfie beaucoup moins d’un couple –, elle devenait désormais encombrante.

Janet alluma le chillum et le tendit à Duane, qui le refusa d’un mouvement de tête. La pièce s’emplit de l’acre odeur de la marijuana. Ils avaient pris une chambre double et climatisée au Harjan Plaza, un hôtel anonyme du centre-ville. Les meubles et les papiers peints s’associaient au parfum de l’herbe pour leur donner l’impression d’avoir remonté le temps jusqu’aux années 1970.

Duane se leva, enfila sous sa tunique le harnais de cuir qui contenait, outre son passeport, ses chèques de voyage et des médicaments de première urgence, un Smith-et-Wesson modèle 4516, une arme de faible encombrement mais qui tirait des balles d’un calibre 11,4 mm.

« Tu vas où ? demanda Janet d’une voix déjà alanguie par la marijuana.

— Faire un tour. »

Il avait déjà perdu trop de temps. Il lui fallait impérativement savoir ce que fabriquait le groupe d’Uttara Poodhyay sur le vieux port de Mangalore. Leur présence dans cette maison ou dans cet appartement avait probablement un rapport avec la bataille rangée qui avait opposé les Intouchables et les forces de l’ordre la nuit précédente.

Son correspondant à la BioGene, John Merrick, ne l’avait pas contacté depuis un bon bout de temps. Il se demandait comment interpréter ce silence prolongé. La BioGene avait-elle décidé d’abandonner le projet Kali ? Peu probable, elle avait trop investi dans le Dalit et dans la Carnatic Bio Tech pour, au dernier moment, renoncer à l’OGM mis au point par le vieux biologiste français. Duane pesta contre la règle instituée par Merrick qui lui interdisait formellement de l’appeler au siège de la compagnie dans le Kansas. Ali Bey et les autres dirigeants du Dalit avaient visiblement rompu le contrat qui les liait à la BioGene – Merrick et ses supérieurs n’avaient pas tenu compte de ses mises en garde –, et il se retrouvait maintenant seul sur un territoire hostile.

Mais après tout, c’était peut-être une chance. Sa chance. Ne valait-il pas mieux, après avoir récupéré les deux DVD, faire monter les enchères entre les plus grosses boîtes de biotechnologie américaines ou européennes ? Transformer d’un coup de baguette magique les trois millions de dollars de récompense proposés par John Merrick en plusieurs centaines de millions ? N’importe quelle entreprise, n’importe quel gouvernement, n’importe quelle organisation qui exploiterait l’invention de Jean Hébert détiendrait un pouvoir absolu sur le reste de l’humanité. Avec, à la clef, des milliards et des milliards de bénéfices.

« Tu ne veux pas rester avec moi, Duane ? »

La main sur la poignée de la porte, Duane se retourna et contempla Janet allongée sur le lit. La sévérité de son regard s’estompa. Il la trouva soudain émouvante sous les plis de ses deux serviettes à demi dénouées. Comme une morte reprenant vie sous ses suaires. La défonce se traduisait chez elle par un abaissement des défenses, par un adoucissement des traits et du caractère, par un arrondissement des angles, par une fringale sexuelle passive et jamais assouvie. L’espace d’une ou deux secondes, il fut tenté de la rejoindre sur le lit et de lui faire l’amour, une dernière fois. Puis il se répéta qu’il avait déjà perdu trop de temps et ouvrit la porte.

Il entrevit une silhouette devant lui. Un éclair gris. Il eut l’impression qu’un poids de plusieurs tonnes lui dégringolait sur le crâne. Il n’eut pas le temps de ressentir de la douleur, il sombra instantanément dans le néant.

 

Les yeux écarquillés de la fillette fixaient avec terreur le pistolet de Ramesh. En dépit de ses cheveux emmêlés, de sa robe maculée, elle n’avait pas l’allure d’une mendiante. Âgée de dix ou onze ans, elle avait tellement pleuré que le khôl lui barbouillait les joues, le nez et le menton. Mark fit signe à Ramesh de baisser son pistolet et posa la tringle de rideau contre la cloison. La petite fille le regarda s’approcher avec une hébétude qui, davantage que l’état de sa robe et les contusions de ses membres, révélait la violence de son traumatisme. Mark s’accroupit devant elle, lui sourit et lui posa la main sur l’épaule. Elle tressaillit malgré l’extrême douceur de son geste. Elle ne chercha pas à s’enfuir. Elle semblait résignée, comme morte de l’intérieur. Mark lui caressa les cheveux, la prit par la main et l’entraîna dans l’escalier.

Indrani souleva délicatement la robe de la fillette et examina ses cuisses souillées de sang. Elle lui adressa quelques mots en kannada, en toulou puis en konkani. Sans résultat.

« Ils l’ont violée...

— Bizarre qu’ils ne l’aient pas achevée, murmura Mark. Ce n’est pas leur genre de laisser des vivants derrière eux.

— Ils souillent tout ce qu’ils touchent. » La voix d’Indrani tremblait de colère. « Nous devons l’emmener d’urgence à l’hôpital.

— Finalement, tout ce merdier, c’est rien d’autre qu’une guerre de religion ! marmonna Fred.

— Les affrontements religieux sont seulement la partie apparente de la nouvelle distribution du monde. Les prospecteurs génétiques vous en ont donné un petit aperçu dans les Ghats. Un pays ne peut prétendre conserver sa souveraineté s’il est dépossédé de sa biodiversité. La partition du monde ne sera plus géographique ou politique, mais biotechnologique... »

Un grondement enfla tout à coup dans la nuit. Des lumières mouvantes balayèrent le plafond de la réception. Ramesh traversa la pièce en courant et se pencha sur le minuscule œil-de-bœuf serti dans le bois de la porte.

« Three cars ! The police !, s’écria-t-il.

— Bordel, j’en étais sûr, grommela Fred. S’ils nous chopent dans cette baraque, on est bons pour moisir en taule jusqu’à la fin de nos jours.

— They’re coming !

— Là-haut », suggéra Mark.

Il voulut tirer la fillette vers l’escalier, mais celle-ci, sortant subitement de sa léthargie, lui échappa et courut en direction de la cuisine. Il hésita une fraction de seconde avant de s’élancer à sa poursuite.

« Laisse-la ! glapit Fred, la main posée sur la rampe de l’escalier. On n’a pas de temps à...

— On la suit ! cria Mark sans quitter des yeux la forme claire et fuyante de la fillette. Ils ne l’ont pas trouvée la première fois. »

Suffoqué par l’affolement, Fred demeura écartelé entre le réflexe instinctif qui lui commandait de se réfugier au premier étage – ce même instinct qui pousse certains animaux à grimper dans les arbres à la moindre alerte – et la raison, qui lui conseillait d’obéir à l’injonction de Mark. Il vit comme dans un rêve Indrani et Ramesh se ruer à leur tour vers la porte de la cuisine, tergiversa encore, se retrouva soudain seul dans la réception zébrée par les faisceaux des phares. Il émit un gémissement plaintif, se décida enfin, se rendit compte qu’il était trop tard lorsqu’il perçut les pas précipités des flics sur l’allée du jardin. Submergé par une nouvelle vague de panique, il s’élança dans l’escalier comme il se serait jeté dans le vide.

La fillette contourna le four en pierre traditionnel, passa dans l’arrière-cuisine et se faufila entre les étagères où s’entassaient des pots d’épices, des légumes et des fruits pourrissants. Elle se rendit près du mur du fond et pressa un commutateur qui ressemblait à un banal interrupteur électrique. Un pan du mur s’escamota dans un chuintement prolongé, dégageant la bouche noire et arrondie d’une galerie. Elle s’y précipita et dévala les marches d’un escalier qui s’enfonçait à pic dans les entrailles du sol. Mark se retourna, attendit qu’Indrani puis Ramesh arrivent à sa hauteur et chercha des yeux la silhouette de Fred dans l’obscurité. Il entendit un fracas de porte, les claquements de chaussures sur le carrelage, des éclats de voix, le chuintement du mur qui commençait à se refermer.

« Mark, vite ! » le pressa Indrani.

Figée sur les marches de l’escalier, elle le fixait d’un regard implorant.

« On ne partira pas sans Fred », lâcha-t-il à mi-voix.

La tension lui retournait les entrailles, imprégnait sa gorge d’un goût de fiel.

« Mark, s’il te plaît. »

Les bruits de voix et de pas se rapprochaient, des faisceaux de torches balayaient déjà l’obscurité de l’arrière-cuisine. La mort dans l’âme, Mark se glissa dans l’espace presque entièrement rebouché par le pan de mur.

 

Duane reprit connaissance. Une lame ébréchée de douleur lui fendait le crâne de part en part. Il voulut poser les mains sur ses tempes, mais ses bras ne lui obéirent pas. Il se rendit alors compte qu’il était attaché par les poignets aux barreaux métalliques de la tête du lit. A ses côtés, Janet, bâillonnée et ligotée elle aussi, fixait avec terreur les deux hommes, un blond et un métis, qui se dressaient au milieu de la pièce. Duane essaya machinalement de tirer sur ses liens, mais ne réussit qu’à en resserrer la pression sur ses poignets. Il aperçut son passeport, ses chèques de voyage et son pistolet posés sur la table basse. Il était resté assez longtemps dans les services secrets américains – cinq ans – pour savoir que les deux intrus n’étaient pas de simples petits malfrats. Le sang séché sur un côté de son crâne lui tiraillait le cuir chevelu. Ses yeux larmoyaient, son mal de tête se doublait d’une nausée latente.

Ce n’étaient pas non plus des maniaques sexuels, puisqu’il avaient recouvert d’un drap le corps de Janet. Le métis gardait les yeux rivés sur l’écran du pockuter. Le clignotement du point lumineux de la balise balayait ses joues et ses pommettes d’éclats bleus et changeants. Duane vit, à leur cheveux encore mouillés, aux taches sombres qui maculaient leurs chemisettes, aux deux serviettes qui traînaient sur le carrelage, qu’ils avaient pris le temps de se doucher.

« Désolés de faire connaissance dans ces circonstances, fit le métis sans quitter le pockuter des yeux. Mais mon ami – il désigna le blond d’un mouvement de tête – aime les présentations assommantes. »

Il reposa le petit ordinateur sur la table basse, à côté du pistolet. Ses gestes précis et déliés, des gestes de chirurgien, traduisaient un caractère froid, implacable. Son anglais châtié évoquait la préciosité des WASP de Nouvelle-Angleterre.

« Je vais maintenant vous poser quelques questions, reprit-il en braquant sur Duane un regard impénétrable. Vous seriez mal avisé de hurler, car mon ami se verrait contraint d’user à nouveau d’arguments frappants. »

Duane acquiesça d’un clignement de paupières, seul geste qui n’accentuât pas la douleur lancinante qui le déchirait du sommet du crâne jusqu’au bas de la colonne vertébrale. Des larmes roulèrent sur ses joues. Ses pensées remontaient comme des poissons morts à la surface de son cerveau. De temps à autre, il sentait sur sa tempe, comme un oiseau cherchant à sortir de sa cage, le poids du regard affolé de Janet.

« Nous avons rendu visite récemment à un certain John Merrick, poursuivit le métis. Ce nom vous dit quelque chose ? »

Duane savait maintenant ce qu’ils cherchaient. Ils étaient, comme lui, comme le Dalit, comme les services secrets indiens, comme Salinger et le W.E.R., comme Mark Sidzik et son copain rouquin, comme d’autres encore, sur la piste du projet Kali. Des fuites s’étaient probablement produites dans les bureaux de la BioGene, dans l’entourage de Jean Hébert ou dans les rangs du Dalit.

« Quand je pose une question, je veux une réponse. » Bien qu’il n’eût pas élevé la voix, le ton du métis était devenu menaçant. Duane comprit qu’il ne servirait à rien de nier l’évidence. Ces deux-là étaient pour l’instant en position de force, mais ils avaient besoin de lui et, tôt ou tard, l’occasion se présenterait de leur fausser compagnie. Il cligna des paupières. A nouveau, une larme de douleur et de rage s’échappa du coin de son œil et glissa, humiliante, le long de son nez.

« Les choses se passeront très bien si vous vous montrez raisonnable. Le nom de John Merrick nous a permis d’établir un contact avec Ali Bey, un chef du Dalit à Mumbai. Je suppose également que vous le connaissez ? »

Duane opina d’un grognement. La douleur s’estompait peu à peu sous son crâne, sa gorge se dénouait, ses muscles se détendaient, ses pensées se réorganisaient.

« Le Dalit n’a pas l’intention de respecter le marché passé avec la BioGene, ajouta le métis. La part destructrice de Kali contre sa part régénératrice. Le yin contre le yang. Les Intouchables veulent récupérer l’ensemble du projet et se poser en nouveaux maîtres du monde, maniant d’un côté le bâton, de l’autre la carotte. »

Duane s’éclaircit la gorge.

«J’avais... j’avais prévenu Merrick. » Le simple fait d’extraire ces quelques mots de sa bouche avait réveillé en sursaut la douleur. « Il n’en a pas tenu compte...

— Il n’était pas compétent. Ali Bey non plus. Nous ne pouvons laisser un projet d’une telle envergure à des incompétents, n’est-ce pas ? »

Le métis s’assit sur le lit à côté de Janet, qui hoqueta de peur et tira par à-coups sur ses liens, faisant trembler la structure métallique du lit. Il lui caressa la joue du revers de la main.

« Du calme, madame. Ali Bey nous a dit qu’il manquait une pièce au dossier. Comme son système de surveillance informatique nous a conduits à vous... » Il s’interrompit devant l’expression de surprise de Duane. « Vous ne saviez pas que vous étiez surveillé ?

— Comment aurait-il pu établir la liaison satellitaire ? grogna Duane. Je ne porte pas de balise émettrice.

— Ça, c’est ce que vous croyez. Les techniciens de la Bio-Gene ne vous ont pas injecté un polyvaccin lorsqu’il vous ont chargé de ce dossier ? »

Duane se souvint : une piqûre anodine dans le local médical du siège de la BioGene à Kansas City.

« C’est la dernière mode, reprit le métis. Organiser des campagnes de polyvaccins pour injecter des puces biologiques. Des balises permanentes et personnelles. Les bergers marquent leurs troupeaux. Ali Bey n’avait plus qu’à saisir votre code personnel pour vous localiser. D’ailleurs, si j’en juge par ceci – il désigna le pockuter –, vous utilisez le même procédé... »

Le blond tira une chaise devant le lit, s’assit à califourchon et tira un énorme revolver d’un holster placé sous son aisselle. Duane devina que la partie la plus désagréable de l’interrogatoire allait commencer. Janet le fixait d’un air tantôt effaré, tantôt implorant. Elle ne sortirait pas vivante de cette pièce mais il ne pouvait plus rien pour elle. Il aurait déjà beaucoup de chance s’il réussissait à sauver sa propre peau.

 

La fillette se laissa tomber sur la terre battue et libéra tout à coup une logorrhée monocorde entrecoupée de crises de sanglots. Ils avaient parcouru plusieurs centaines de mètres dans le labyrinthe où régnait une odeur forte de moisissures et de putréfaction. Ils avaient d’abord affronté une descente abrupte, rendue dangereuse par l’obscurité et les arêtes des roches affleurant le sol. Puis, après une partie relativement plane, ils avaient commencé à gravir une pente raide qui leur coupait le souffle et les jambes. Mark mobilisait l’essentiel de son énergie à ignorer les signes annonciateurs d’une crise de claustrophobie. Il avait l’impression que la mort rôdait dans ce boyau poisseux, qu’elle en aspirait tout l’oxygène. Des grondements sourds battaient le silence caverneux comme d’amples expirations.

Indrani s’accroupit près de la fillette et la serra dans ses bras.

« Elle s’appelle Devi. Elle parle marathi, comme la plupart des chrétiens brahmaniques. Elle dit que des Intouchables sont entrés dans sa maison. Ils recherchaient l’homme qui est venu leur rendre visite. Ils ne l’ont pas trouvé. Ils ont interrogé son père, ils sont devenus fous, ils ont tué tous les hommes de la famille, ils ont arraché les vêtements de sa mère et des autres femmes, ils leur ont fait des choses horribles avant de leur trancher la gorge... »

La fillette continua de parler, disloquée par les spasmes et les crises de larmes.

« Elle s’était cachée derrière un rideau, ils l’ont trouvée, ils l’ont allongée sur un canapé, ils se sont couchés l’un après l’autre sur elle et lui ont fait très mal au ventre. Puis ils ont ri, ils ont fumé une cigarette, elle en a profité pour leur échapper, ils lui ont tiré dessus, ils l’ont manquée, elle a couru vers le passage secret de la maison, elle est restée cachée dans le souterrain. Elle en est ressortie à la tombée de la nuit, elle est montée à l’étage pour voir s’il ne restait personne de vivant. Elle nous a entendus entrer, elle a eu très peur, elle a cru que nous étions partis, elle est sortie de sa chambre et elle vous a vus sur le palier. Elle est persuadée qu’elle a commis un péché mortel avec les Intouchables, que son ventre la fera souffrir toute sa vie et que ses parents iront en enfer par sa faute. »

Pendant quelques instants, la colère, chez Mark, supplanta l’inquiétude et le sentiment de claustrophobie. Il n’avait pas d’enfant, et il n’en voulait pas à cause de la fatalité qui s’attachait à la lignée des Sidzik, mais, dans toutes les régions du monde où l’avaient conduit ses enquêtes pour le W.E.R., c’étaient les sévices infligés aux enfants qui lui laissaient les souvenirs les plus nauséeux.

« Est-ce qu’elle sait où est passé l’homme que recherchaient les Intouchables ? »

Indrani traduisit la question de Mark. Devi marmonna quelques mots avant de fermer les yeux et de s’endormir comme une masse.

« Elle a dit que nous le trouverions un peu plus loin, dans la grotte. Il était blessé lorsqu’il est entré dans la maison. Elle l’a conduit dans le passage secret, mais elle n’a pas pu le soigner... »

Ramesh souleva délicatement la fillette, et ils reprirent leur marche aveugle dans le labyrinthe. La fraîcheur et la salinité soudaines de l’air les avertirent, au grand soulagement de Mark, qu’ils approchaient de la sortie. Les senteurs d’iode et d’algues masquaient en partie l’odeur de putréfaction.

Ils trouvèrent Venkatesh dans une grotte naturelle, assis contre une paroi tapissée de mousse. C’était un homme d’une quarantaine d’années aux épaules larges, aux traits fins et à la chevelure luisante. Une lueur oblique et pâle caressait son visage immobile, ses yeux grands ouverts et vitreux. Sa chemise claire s’ornait sur le côté gauche d’une large corolle rouille.

Indrani s’accroupit, lui saisit le poignet, se retourna vers Ramesh et Mark en secouant lentement la tête. Surmontant son horreur, elle souleva un pan du lungi, dégagea les jambes brunes du cadavre et découvrit, entre les deux cuisses, l’étui d’un poignard, un pistolet dans un holster et un petit sac en cuir fermé par un lacet. Elle tira le poignard pour couper les liens qui maintenaient la pochette attachée au ceinturon. Puis elle se releva et essuya, avec son pallav, la sueur qui lui ruisselait sur le front.

Elle glissa les doigts dans la pochette et en retira une boîte en fer ronde et plate. A l’intérieur de la boîte, un disque brillant, d’un diamètre de douze pouces, reposait sur un mince capiton de tissu. Un DVD dernière génération. Une galette capable de contenir plusieurs centaines de gigaoctets.

« Il n’existe vraiment aucune copie de ce DVD ? » demanda Mark.

Elle releva la tête. L’excitation avait supplanté la peur dans ses yeux. Ramesh se tenait en retrait dans la pénombre, immobile, attentif.

« Aucune. Il nous faut maintenant l’autre partie, Mark.

— Pour la remettre à qui ? »

Elle le fixa d’un air grave, presque solennel.

« Au moins pour l’arracher des mains du Dalit.

— Tu devrais d’abord mettre celle-ci en sécurité, non ?

— Je ferai le nécessaire demain matin. »

Elle remit le disque dans la boîte, la boîte dans la serviette, et se recueillit pendant quelques secondes devant le corps de Venkatesh.

 

Les rochers environnants avaient servi à l’édification d’un temple dravidien à présent en ruines et envahi par la végétation. Des macaques dérangés par leur intrusion sautèrent d’une statue à l’autre, secouèrent les branchages, montrèrent les dents. Mark prit une longue inspiration et leva un regard reconnaissant sur le ciel étoilé. Les espaces clos pouvaient engendrer chez lui des crises aiguës dont il mettait parfois deux jours à se remettre. Il n’avait jamais cherché à comprendre d’où lui venait cette terreur de l’enfermement. Il savait seulement que les premiers symptômes s’étaient manifestés après la mort de ses parents et qu’ils avaient tendance à s’amplifier avec le temps.

Guidés par le grondement régulier des vagues, ils suivirent un sentier tracé au milieu d’une végétation luxuriante et qui donnait sur une plage. La lueur des étoiles pailletait l’écume des vagues, soulignait les masses sombres des barques de pêche alignées sur le sable. Des relents d’épices et de poisson grillé se répandaient dans l’air tiède. Les lumières de la colline de Mangalore veillaient sur le croissant gris de l’anse, dominées par les flèches enflammées des gratte-ciel.

Ramesh posa Devi, toujours endormie, sur le sable. Il s’entretint pendant quelques instants avec Indrani avant de s’éloigner en direction du vieux port.

« Il va essayer de savoir où est passé Fred », dit Indrani.

Elle déroula le pallav de son sari, incisa la soie avec ses dents, déchira un pan d’un mètre avec lequel elle recouvrit la fillette. Mark suivit des yeux la silhouette de Ramesh avalée par la nuit.

«Je vais avec lui, dit-il.

— Il se débrouillera mieux seul. La police est sur les dents et, en tant qu’Indien, il n’attire pas l’attention.

— Qu’est-ce qui a bien pu se passer dans la tête de Fred ?

— Trop de raisonnement tue l’intuition.

— Tu ne l’aimes pas, hein ? »

Indrani contempla les langues grésillantes et moussues des vagues.

« Il m’intrigue autant que je l’intrigue, répondit-elle d’un ton songeur. Nous nous tenons sur les pôles opposés de la même sphère. »

Elle rajusta le pan d’étoffe sur le corps de Devi, délaça ses sandales, posa dessus la pochette en cuir, déroula le bas de son sari et dégrafa les boutons de son choli. Entièrement nue, elle prit le temps de replier les cinq ou six mètres de soie, puis elle s’avança vers la mer. Mark la regarda s’enfoncer dans l’eau jusqu’aux cuisses et s’affaisser dans le bouillonnement d’écume. L’envie le traversa de la rejoindre, mais son regard tomba sur le visage apaisé de Devi, et il décida de rester veiller sur la fillette.

Il lui tardait soudain de rentrer à Paris. De replonger dans l’atmosphère familière du treizième arrondissement, de manger des raviolis trop cuits au Pho Banh Cûon, de flâner devant les étals de fruits et de légumes chez Tang Frères, de rejoindre Joanna dans son capharnaum, d’entendre le pas lourd et pressé de Fred sur les gravillons de l’allée...

Est-ce qu’il reverrait un jour l’emmerdeur Cailloux ?

Il saisit une poignée de sable et la laissa s’écouler entre ses doigts. Il n’avait pas appris à accepter la part hasardeuse de l’existence, cette succession d’aléas qui jette les êtres humains sur des courants tantôt favorables tantôt contraires. Sa passion pour l’astronomie n’était qu’une tentative désespérée de comprendre la place de l’homme dans l’univers, de découvrir les mécanismes invisibles qui régissaient l’existence des uns et des autres. Les réponses se terraient quelque part dans le flou quantique : l’observateur modifie la réalité et en crée une nouvelle. Quel impact les pensées et les actions humaines avaient-elles sur ce qui les entourait ? Samuel, Fedor, Khô Sanh avaient-ils un moment ou l’autre influé sur leur destinée et préparé leur mort ?

Des crissements le tirèrent de sa rêverie. Quelques mètres plus loin, Indrani essorait ses cheveux, la tête penchée sur le côté. L’éclat lointain des étoiles parait sa peau brune de diamants éphémères. A nouveau, il fut subjugué par sa beauté, par le galbe de ses épaules, la plénitude de ses seins, l’étranglement de sa taille, l’arrondi de son ventre. Curieusement, la flambée de désir qui l’embrasa s’éteignit presque aussitôt. Ni elle ni lui n’étaient dans la disposition d’esprit qui leur aurait permis de renouer avec l’extase bouleversante qu’ils avaient connue sur les Ghats. Elle frissonna, déplia son sari, s’y allongea, ferma les yeux et s’abandonna à la caresse de la brise marine.

Il s’assit dans le sable et, bercé par le murmure de la mer, resta immergé dans ses pensées pendant un temps qu’il aurait été incapable d’évaluer. Ses yeux se posaient parfois sur le visage de Devi, s’échouaient parfois sur le corps d’Indrani et, au-delà, sur le flux décroissant des vagues. Il finit par s’allonger et contempler la voûte céleste : la ligne brisée de l’Hydre, la queue recourbée du Scorpion, les plateaux de la Balance, le foisonnement lumineux du Sagittaire... Cette carte éternelle qu’il connaissait si bien et que les hommes, prisonniers de leur temps, négligeaient trop souvent de consulter.

Une silhouette émergea de la nuit et vint dans leur direction. Indrani enfila son choli et se drapa dans son sari à une vitesse qui sidéra Mark.

Ramesh rapportait de son expédition des thali enveloppés dans du papier journal, une fiole d’alcool à 90°, un petit sac de ouate, des couvertures de laine et de mauvaises nouvelles. Les voitures de police stationnaient toujours devant la maison de Sri Prajapati et l’armée avait de nouveau bouclé le quartier du vieux port. Un début d’émeute avait éclaté autour du marché aux poissons. Les pêcheurs s’en étaient pris aux soldats, responsables à leurs yeux d’un manque à gagner dramatique pour leur profession déjà sinistrée par le développement de la pêche industrielle. Les soldats paniqués avaient tiré dans la foule et fait une vingtaine de morts.

Indrani étala une couverture sur le corps de Devi.

« L’Inde est au bord de l’explosion, murmura-t-elle, l’air sombre. Les Intouchables ont infiltré toutes les corporations menacées de disparition par la concurrence mondiale. Les Sudra, les paysans, les populations des basses castes grossissent de jour en jour l’armée des parias.

— L’injustice engendre les révoltes, dit Mark. C’est un mécanisme d’action-réaction implacable.

— Le gouvernements de Delhi a pourtant essayé d’interdire le système des castes ! soupira l’Indienne. Mais on ne se débarrasse pas en quelques années de coutumes plusieurs fois millénaires. Les lois de Manou avaient leur utilité, au moment où elles ont été promulguées. Elles ne signifient plus rien dans le contexte actuel.

— Tu regrettes l’ancien temps ? »

Elle dégagea précautionneusement un thali de son emballage et posa à ses pieds les barquettes en plastique qui contenaient les sauces, le dhal et les beignets de légumes.

« Je regrette seulement que le présent soit aussi mort que le passé.

— Le présent n’est pas figé. Les Intouchables essaient de l’écrire à leur manière.

— Ils ne font que reproduire un comportement mortifère. Tu parlais tout à l’heure d’action-réaction. C’est la meilleure définition du Karma. Certains d’entre nous essaient justement de briser le cercle vicieux, de redonner sa véritable dimension au présent. »

Ils mangèrent en silence. De temps à autre, Devi gémissait, s’agitait, repoussait la couverture avec les jambes.

« Fred a dit une chose très juste à Mysore, reprit Indrani après avoir remonté la couverture sur le corps de la fillette. La quête de la perfection, voilà le gouffre dans lequel sombre l’humanité.

— On ne peut pas reprocher aux hommes de vouloir s’élever au-dessus de leur condition.

— Les hommes sont animés par un besoin fondamental d’évolution, c’est vrai. Mais ils cherchent à l’extérieur d’eux-mêmes des réponses qui se trouvent à l’intérieur. Ils croient que leur valeur se mesure à l’importance de leur pouvoir ou de leur avoir, ils mettent la terre à feu et à sang pour prendre ce qui ne leur appartient pas. »

Elle avait prononcé ces derniers mots avec une colère douloureuse qui amena de la perplexité sur le visage de Ramesh.

« Trop risqué d’aller en ville maintenant, poursuivit-elle d’une voix lasse. Il vaut mieux essayer de dormir un peu. Nous partirons à la recherche de Fred demain matin. »

Mark ne trouva pas le sommeil tout de suite, contrairement à Ramesh dont le ronflement couvrit rapidement le bruit des vagues. La contemplation du ciel étoilé lui permit progressivement d’oublier son inquiétude, de dériver sur le fil de plus en plus nébuleux de ses pensées.

Une sensation de mouvement le sortit de sa torpeur. Quelqu’un se glissait sous sa couverture, un corps se frottait contre le sien. Il crut qu’il rêvait, et il lui fallut un peu de temps pour reconnaître l’odeur et la chaleur d’Indrani. Elle avait gardé son choli mais retiré son sari. Ses lèvres d’une fraîcheur piquante se faufilèrent dans l’échancrure de sa chemise. Ils firent l’amour avec une douceur, avec une lenteur exaspérantes, sans un bruit, tout entiers contenus dans le présent.